Les routes de Kabylie sont jonchées de canettes de bière et de bouteilles en plastique. Entre Tizi-Ouzou et Takhoukht, il n'est pas un centimètre carré qui ne soit pollué par ces vilains totems de la modernité. Si ça se trouve, les jeunes et les «demi-jeunes» qui se shootent à qui mieux mieux à la petite mousse en semant les immondices in situ seraient les premiers à dégainer les tirades enflammées sur la grandeur de tamazight et l'exemplarité de la Kabylie.On a envie de citer à leur endroit cette phrase de Sacha Guitry : «Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour». Si tu aimes la Kabylie, laisse la propre. Point barre ! L'évidence est, bien entendu, extensible à toute l'Algérie et, au-delà, à toute la planète. Dans les villages de Kabylie, les anciens sont atterrés par la soudaine disparition du civisme et de la discipline de groupe, valeurs structurelles. Déjà, ils se lamentent sur les temps anciens et évoquent avec nostalgie l'époque où la société villageoise était suffisamment puissante pour imposer à tout individu les règles sociales qui lui font tenir l'échine droite depuis des millénaires. Comme par un séisme que l'on n'aurait pas senti venir, en quelques années, celles du terrorisme, les piliers sur lesquels s'appuyait depuis toujours la Kabylie se sont effondrés, entraînant avec eux la cohésion, voire l'homogénéité qui était la caractéristique de la Kabylie et contre laquelle pas plus la domination coloniale que celles, nombreuses, qui l'ont précédées, n'ont pu ébranler. Sans conteste, il y a là de la matière pour les sociologues. Ces derniers devraient démontrer assez aisément que, dans la brusque métamorphose sociale de la Kabylie, divers facteurs entrent en jeu. Les manipulations du pouvoir politique central pour détruire par la corruption des mœurs la citadelle qui lui tient tête sont certainement prédominantes mais l'explication de ces changements n'y est certainement pas réductible. D'autres facteurs se combinent pour conduire ces mutations vécues sous forme de régression. Les changements induits par la mondialisation n'épargnent pas plus la Kabylie que les coins les plus reculés du monde. L'uniformisation vestimentaire à l'échelle planétaire est arrivée jusqu'ici. Portant le pantalon corsaire ou le djelbab, les jeunes garçons et filles de Kabylie ressemblent désormais, en bien comme en mal, à tous les jeunes du monde. Un ancien observe que le déclin commence avec la chute du mouvement des arouchs. Depuis, la Kabylie serait devenue une sorte d'objet trouvé qui ne mérite l'attention de personne, surtout pas celle des pouvoirs publics. N'importe qui y fait ce qu'il veut, au mépris de toute autorité. Cette dernière brille par son dédain de la population. Un petit exemple, significatif. Pour se rendre du centre d'Azazga vers Taâzivt, un petit village à l'orée de la forêt de Yakouren, il faut passer devant un cantonnement des forces de sécurité. Pour les raisons que l'on comprend, la route est coupée. Mais aucune déviation n'est prévue. C'est comme si la voie publique était un espace privatif qui n'appartient pas au public. En fait, on a l'impression que l'Etat est réduit à une force découplée de la population dont les intérêts sont contradictoires avec cette dernière. Dans l'exemple cité, le message est clair : au nom de la prévention, légitime, contre les attentats visant les forces de sécurité, on coupe la route aux usagers. Jusque-là, cela reste «normal». Là où cela ne l'est plus, c'est dans la conséquence de ce raisonnement qui délivre à peu près ce sens : débrouillez-vous ! Les habitants du village de Zoubga, à Iferhounène, ont compris depuis belle lurette qu'il faut compter sur soi-même et sur personne ni rien d'autre. Par nécessité autant que par principe, ils le font, et de quelle manière ! Le résultat est épatant. Un village coquet, d'une propreté impeccable, où l'architecture des nouvelles maisons n'insulte pas le charme du village ancien. Par une combinaison entre le comité de village et des associations de jeunes, l'organisation du village arrive à un niveau de sophistication tel qu'on a pu créer une crèche et une maison de jeunes, œuvre des habitants euxmêmes, dignes d'une grande ville, qui a du goût. On devrait envoyer les gestionnaires de l'Etat s'instruire à Zoubga : ils apprendront certainement comment on règle les problèmes sociaux de la population en concertation avec elle. A Agouni-Ahmed, tadart des Ath Yani, les journées théâtrales de plein air débutent. Elles sont le fruit de la persévérance des jeunes de l'association Azar. Pour la douzième édition de cette manifestation, les jeunes d'Agouni- Ahmed, encadrés par quelques anciens qui passent la main, continuent à administrer la preuve d'une vitalité culturelle qui, dans l'autonomie par rapport aux appareils de l'Etat, peut faire des merveilles. Pour autant, on ne devrait pas les laisser se coltiner seuls les mille et un petits problèmes de rencontres ambitieuses. L'Etat devrait mettre la main à la poche pour promouvoir ce type de manifestations imaginées et réalisées avec trois fois rien par des jeunes qui nous disent par là que la culture vaut qu'on se batte pour elle autant que pour l'eau, le logement, le travail et le pain. Terrain de toutes sortes de manipulations, la Kabylie semble prise dans un processus de transformations sociologiques où le bon grain et l'ivraie sont, pour le moment, entremêlés. Mais, comme le dit avec feu ce citadin revenu s'installer dans son village natal en face du Djurdjura après plus d'un demi-siècle de ville, ils peuvent tout dénaturer, sauf la splendide beauté des matins kabyles.
Par Arezki Metref
Par Arezki Metref
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